Développement rédigé par Magali Vullierme. [1]
La politique arctique canadienne est formulée au niveau international par la Politique Étrangère du Canada pour l’Arctique[2] et au niveau national par la Stratégie pour le Nord du Canada[3]. Comme indiqué dans le premier Bulletin de l’Observatoire[4], la Stratégie pour le Nord du Canada du gouvernement Trudeau est toujours en cours de préparation.
En amont de l’élaboration de cette nouvelle Stratégie, la ministre des Affaires autochtones et du Nord Carolyn Bennett a nommé, en août 2016, Mary Simon[5] « représentante spéciale à l’égard du leadership dans l’Arctique ». Son mandat consistait à effectuer un travail préliminaire de consultation auprès de parties prenantes[6]. Ce travail a été effectué en deux phases[7] comptabilisant 65 réunions, 170 participants et 34 soumissions écrites. Le résultat final de ce travail préliminaire a été publié le 31 mars 2017 dans un document intitulé Un nouveau modèle de leadership partagé dans l’Arctique[8].
Le rapport de Mary Simon détaille sept secteurs prioritaires traités lors de ses consultations : Éducation et langues ; Recherche et savoir autochtone ; Combler les lacunes dans l’infrastructure ; Transmission à large bande ; Logement ; Réduire la dépendance aux combustibles fossiles ; Poursuivre les discussions relatives à la conservation. Nous les traiterons en cinq parties, avant de détailler les conditions à l’élaboration d’un nouveau cadre stratégique pour l’Arctique.
1 – Contours des secteurs prioritaires
Éducation et langues
Pour illustrer les défis du secteur de l’éducation et des langues, Mary Simon décrit le paradoxe indéniable du marché de l’emploi : alors que l’offre a baissé au Canada, de nombreuses régions arctiques manquent de travailleurs éduqués et qualifiés. La plupart des postes sont occupés par des non-autochtones – souvent attirés par les salaires très élevés (qui vont de pair avec le coût de la vie quotidienne) – mais mal préparés à la différence culturelle et aux problèmes sociaux des communautés, ils n’y restent que temporairement. Ainsi, plus de 500 postes du ministère de la Santé du Nunavut sont demeurés vacants en 2015-2016 (soit 46,6 % des effectifs permanents de ce ministère)[9].
Partant, il est crucial de donner aux jeunes une éducation et des diplômes équivalents au reste du Canada, du préscolaire à l’Université – par la création d’une Université de l’Arctique sur le modèle de celle du Groenland (Ilisimatusarfik) et de celle de la Laponie (Sami University College). Afin de se réconcilier avec le traumatisme intergénérationnel engendré par l’héritage des pensionnats[10], cette éducation doit préserver, conserver et développer les cultures et les langues autochtones et « viser la pertinence culturelle, l’adaptabilité et la flexibilité »[11]. Pour répondre aux défis actuels de manque d’infrastructures et de personnels, le développement de formations professionnelles et d’apprentissage en ligne serait une solution pertinente – mais cela suppose d’avoir une connexion stable et fonctionnelle, ce qui n’est pas encore le cas (voir la partie infrastructures).
Recherche et savoir autochtone
Les projets de recherche doivent continuer à intégrer le savoir autochtone et la science occidentale et « s’assurer que les investissements dans la science profitent aux collectivités et répondent aux questions clés en Arctique »[12]. Pour Mary Simon, la crédibilité de la Station Canadienne de Recherche dans l’Extrême-Arctique (SCREA) – dont l’ouverture est prévue cette année à Cambridge Bay – reposera sur ses efforts à appliquer le savoir autochtone et local à ses recherches.
Par ailleurs, les axes de recherche de la SCREA devraient intégrer l’instruction et la santé des communautés nordiques, éléments cruciaux pour un développement durable, ainsi que des études préliminaires sur les projets d’investissements publics des routes maritimes et terrestres. Ces études préliminaires devraient inclure notamment une cartographie hydrographique et une évaluation des défis de surveillance environnementale que poseraient ces routes, étant donné le manque d’infrastructures de ces régions.
Combler les lacunes dans l’infrastructure
A ce jour, très peu d’infrastructures jalonnent l’Arctique canadien. Sa géographie et son climat rendent leurs constructions difficiles et très coûteuses pour un nombre réduit d’usagers (territoires ‘troués’ de lacs et de rivières, fonte cyclique du pergélisol endommageant les routes et bâtiments). Au Yukon, une seule collectivité est accessible par la route ; dans les Territoires du Nord-Ouest, au Nunavut ou encore au Nunavik (région du Québec), la quasi-totalité des communautés sont accessibles uniquement par avion en été. Or, pour pouvoir exploiter le riche potentiel de ressources naturelles de l’Arctique, encore faut-il pouvoir y accéder et les transporter à prix rentable, ce qui nécessite de lourds investissements en infrastructure.
Les programmes fédéraux d’infrastructures actuels sont inadaptés (comme les transports en commun) voire trop en « avance » pour ces régions : avant même de parler de construction de grandes routes maritimes et terrestres, il faut d’abord que le Canada rattrape son retard et construise les infrastructures de base pour ses communautés arctiques. Trois secteurs ont été particulièrement abordés lors des consultations : la transmission à large bande[13], les logements et la dépendance aux combustibles fossiles.
Transmission à large bande, logement et réduction de la dépendance aux combustibles fossiles
La transmission à large bande offrirait une connexion fiable et stable pour les communautés arctiques (via notamment la pose de câbles sous-marins). Cela contribuerait au développement économique et à la formation des jeunes. Le climat polaire étant parfaitement adapté, la consommation d’énergie utilisée pour le refroidissement des centres de données numériques – ou « fermes de serveurs » – sera moindre qu’à des latitudes plus basses[14].
La construction de logements est une urgence de santé publique. Bien qu’un investissement de 11 milliards de dollars canadiens ait été alloué pour une Stratégie nationale sur le logement dans le budget 2017 du ministère des Finances, aucune précision de la part réservée aux logements privatifs des autochtones et aucune mention du Nunavik et du Nunatsiavut (région de Terre-Neuve-et-Labrador) n’ont été faites.
Après le paradoxe du marché du travail, il faut souligner le paradoxe de la dépendance aux combustibles fossiles dans l’Arctique. Ainsi, si l’« impact [des changements climatiques] est évident sur l’infrastructure communautaire et menace les modes de vie fondés sur la chasse et la pêche des personnes et des pêcheries commerciales », beaucoup de collectivités dépendent de centrales thermiques alimentées au diesel, aux tarifs élevés et polluantes[15]. Or, à ce jour, aucune source d’énergie alternative n’existe. Dès lors, la nouvelle Stratégie pour le Nord du Canada devra comporter un axe sur les énergies renouvelables. Mary Simon mentionne le potentiel hydroélectrique du Yukon, estimé à 11 000 mégawatts, la mise en place d’une éolienne par Glencore pour sa mine Raglan au Nunavik, qui produit 88 500 MWh/an ou encore les projets de développement hydroélectrique du Nunavik et du Nunatsiavut, « qui génèrent dans l’Arctique de l’électricité qu’on envoie vers le sud »[16].
Des investissements public-privé majeurs doivent être faits pour l’innovation et la transition. Le développement énergétique pourrait être un levier pour créer de la richesse et contribuer au développement social des régions arctiques, en travaillant avec des groupes d’entreprises autochtones. A ce titre, le budget 2016-2017 du ministère des Affaires autochtones et du Nord Canada réserve 10,7 millions de dollars pour financer des projets d’énergie renouvelable dans les collectivités non reliées au réseau électrique et dépendantes du diesel ou d’autres carburants fossiles.
Poursuivre les discussions relatives à la conservation
Afin de protéger l’immense biodiversité terrestre et marine de l’Arctique, Mary Simon préconise de répertorier avec justesse les mesures déjà faites sur les aires de planification (territoires, aires marines et espèces). Selon le rapport, 55 % des eaux arctiques présentent une importance écologique et biologique, et 21 % des eaux arctiques nécessitent des mesures distinctes en matière de gestion environnementale. A ce jour, la conservation des aires marines est très inférieure à celle des aires terrestres. Or la très grande majorité des communautés sont côtières. Des habitats côtiers et marins sains sont essentiels « à la sécurité alimentaire, à la pérennité culturelle et à l’accroissement des possibilités économiques découlant des pêches et du tourisme »[17].
Le concept d’« aires protégées autochtones », développé en Australie, repose sur « des zones protégées prenant explicitement en compte la vision autochtone de ce qu’est un territoire fonctionnel et qui met en pratique cette vision »[18]. Confier la gestion des mesures de conservation de ces zones aux autochtones générerait une économie de conservation autour de services tels que la surveillance de l’environnement et de la faune, la gestion et la surveillance des navires, les opérations de recherche et de sauvetage ou encore le développement touristique. Par ailleurs, former des autochtones à ces postes redonnerait du dynamisme aux collectivités, leur permettrait de se réapproprier leurs territoires, mais aussi de consigner les connaissances autochtones.
2 – Conditions à l’élaboration de la nouvelle Stratégie pour le Nord du Canada
Les conditions essentielles pour l’élaboration d’un nouveau cadre pertinent et performant sont mises en exergue tout au long de ce rapport.
Son élaboration doit être le fruit d’une collaboration transparente avec les gouvernements locaux et « champions » autochtones. Cela permettrait de centrer ce nouveau cadre sur les besoins réels des communautés et ne reflèterait pas seulement une vision globale fédérale. De plus, de nombreuses collectivités ont une majorité de leur population âgée de moins de trente ans. L’inclusion de ces jeunes leurs donnerait des perspectives futures et, à long terme, réduirait les nombreux problèmes de « santé mentale » (dépendances aux drogues et alcool, violences familiales, suicides) en rétablissant un « sentiment d’identité et d’estime d’eux-mêmes ». Par ailleurs, l’établissement et la mise en œuvre d’une stratégie d’adaptation face aux conséquences du réchauffement (sécurité alimentaire, infrastructure, logement et sécurité au sol et sur l’eau) doivent être une priorité nationale. Enfin, la vision de l’Arctique, représentation de l’identité canadienne, doit remplacer celle de l’Arctique, région canadienne éloignée et peu peuplée à faible rendement.
Pour rétablir la confiance à l’égard du gouvernement du Canada, Mary Simon développe également huit principes de partenariat. L’élaboration d’un nouveau cadre stratégique pour l’Arctique doit être effectuée par un processus inclusif axé sur l’égalité, le respect mutuel (notamment envers le savoir autochtone) et la confiance. Ce processus doit être appliqué à toutes les étapes du partenariat et modifier les rapports de pouvoir dans un but de réconciliation. Il doit appliquer des formules différentes de celles utilisées par le passé en proposant des politiques flexibles et adaptées. Enfin, ce partenariat doit comprendre et respecter les accords déjà signés (comme l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982) et les accords à venir (suivi, respect des délais, respect de l’esprit et de l’intention de ces accords).
Le rapport termine en listant l’ensemble des recommandations[19] et fournit des cartes de planification pour les aires de conservation. Les grandes lignes de ce nouveau modèle de leadership partagé dans l’Arctique devraient être reprises dans le document officiel futur de la Stratégie pour le Nord du Canada du gouvernement Trudeau.
Notes :
[1] Magali Vullierme est doctorante rattachée à l’Université de Versailles-Saint-Quentin (CEARC, Versailles) et à l’École Nationale d’Administration Publique (OPSA, Montréal). Lauréate 2015, 2016 et 2017 du Programme d’aide aux doctorants de l’Institut des Hautes Études de Défense Nationale (IHEDN, Paris) ; Lauréate 2017 de la Fondation Pierre Ledoux Jeunesse Internationale (Fondation de France) (Paris).
[2] Gouvernement du Canada, Affaires Mondiales Canada, « La politique étrangère du Canada pour l’Arctique », (Ottawa, 2010) <http://www.international.gc.ca/arctic-arctique/arctic_policy-canada-politique_arctique.aspx?lang=fra>.
[3] Gouvernement du Canada, Ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux, « Stratégie pour le Nord du Canada : Notre nord, notre patrimoine, notre avenir », (Ottawa, 2009) <http://www.international.gc.ca/arctic-arctique/northern_strategy-strategie_nord.aspx?lang=fra>.
[4] Voir fiche Canada, Rapport n°1, Observatoire de l’Arctique, page 16 et s.
[5] Mary Simon, née à Kangiqsualujjuaq (Nunavik, Québec), a notamment été présidente du Conseil Circumpolaire Inuit, de l’Inuit Tapiriit Kanatami (organisation nationale) et de la Société Makivik (chargée des revendications territoriales des Inuit du Nunavik) ainsi que du Comité national sur l’éducation des Inuit. Elle a également été ambassadrice canadienne aux affaires circumpolaires.
[6] Les personnes interrogées sont les « dirigeants élus de l’Arctique et leur personnel de niveau supérieur, les jeunes, les organisations de revendications territoriales, les scientifiques, les représentants de l’industrie et les organismes non gouvernementaux ».
[7] Gouvernement du Canada, Ministère des Affaires autochtones et du Nord Canada, « Modèle de leadership partagé dans l’Arctique : Mobilisation 2016-2017 » (Ottawa, 2017), <https://www.aadnc-aandc.gc.ca/fra/1469120834151/1469120901542>.
[8] Gouvernement du Canada, Ministère des Affaires autochtones et du Nord Canada, « Un nouveau modèle de leadership partagé dans l’Arctique » (Ottawa, 2017), <https://www.aadnc-aandc.gc.ca/fra/1492708558500/1492709024236>.
[9] Op. cit., Partie 1 : Ce que j’ai entendu : Nos points forts et nos défis, Éducation et langues.
[10] Les pensionnats autochtones ont été établis dans les années 1880 pour assimiler et convertir les enfants autochtones. Les enfants, arrachés à leurs familles, se voyaient interdire l’usage de leur langue et de leur culture. A la fermeture de ces pensionnats dans les années 1990, de nombreux cas de maltraitance et d’abus (famine, violence, maladie, abus sexuels) ont été révélés. (Voir, par exemple : Encyclopédie Canadienne, « Pensionnats indiens », <http://www.encyclopediecanadienne.ca/fr/article/pensionnats/>). Le 11 juin 2008, le gouvernement du Canada a reconnu ses torts et les dommages intergénérationnels que cette politique a causé aux anciens élèves des pensionnats, à leurs familles et à leurs collectivités. Il a présenté des excuses aux Autochtones au nom du Canada et de tous les Canadiens pour avoir si profondément manqué à son devoir envers eux, et leur a demandé pardon. Gouvernement du Canada, Ministère des Affaires autochtones et du Nord Canada, « Résolution des pensionnats indiens » (Ottawa, 2008), <https://www.aadnc-aandc.gc.ca/fra/1100100015576/1100100015577>.
[11] Gouvernement du Canada, Ministère des Affaires autochtones et du Nord Canada, « Un nouveau modèle de leadership partagé dans l’Arctique » (Ottawa, 2017), <https://www.aadnc-aandc.gc.ca/fra/1492708558500/1492709024236>, Partie 1 : Ce que j’ai entendu : Nos points forts et nos défis, Éducation et langues.
[12] Gouvernement du Canada, Ministère des Affaires autochtones et du Nord Canada, « Un nouveau modèle de leadership partagé dans l’Arctique » (Ottawa, 2017), <https://www.aadnc-aandc.gc.ca/fra/1492708558500/1492709024236>, Partie 1 : Ce que j’ai entendu : Nos points forts et nos défis, Recherche et savoir autochtone.
[13] Défini comme ce qui « permet de dispenser des services Internet en continu à des vitesses supérieures (la connexion par ligne commutée doit être constamment rétablie et le débit est plus lent). » (Telecommunications Infrastructure Working Group, Arctic Economic Council: Arctic Broadband: Recommendations for an Interconnected Arctic [Conseil économique de l’Arctique, hiver 2016], p. 6). Ibid 7. Partie 1: Ce que j’ai entendu : Nos points forts et nos défis, Transmission à large bande, Connectivité.
[14] Voir à ce sujet les nombreux articles de presse sur les fermes de serveurs Facebook, Google, Microsoft hébergés en Suède et en Finlande (Voir par exemple : Yves Eudes, « Les datas du grand froid », (Le Monde, 3 juin 2016)), <http://www.lemonde.fr/pixels/article/2016/06/03/les-datas-du-grand-froid_4932566_4408996.html>). Une solution serait également de réutiliser la chaleur dégagée par les serveurs pour se chauffer.
[15] Selon une estimation de 2011, les collectivités du Nord consommaient au moins 76 millions de litres de diesel pour la production d’électricité et 219 millions de litres de combustible fossile ou de propane pour se chauffer, soit plus de 800 000 tonnes d’émissions de gaz à effet de serre chaque année. Ibid 7. Partie 1 : Ce que j’ai entendu : Nos points forts et nos défis, Réduire la dépendance aux combustibles fossiles.
[16] Gouvernement du Canada, Ministère des Affaires autochtones et du Nord Canada, « Un nouveau modèle de leadership partagé dans l’Arctique » (Ottawa, 2017), <https://www.aadnc-aandc.gc.ca/fra/1492708558500/1492709024236>, Partie 1 : Ce que j’ai entendu : Nos points forts et nos défis, Réduire la dépendance aux combustibles fossiles, l’énergie renouvelable.
[17] Op. cit. Partie 1 : Ce que j’ai entendu : Nos points forts et nos défis, Poursuivre les discussions relatives à la conservation, Planification des océans.
[18] Op. cit. Partie 1 : Ce que j’ai entendu : Nos points forts et nos défis, Poursuivre les discussions relatives à la conservation, Repenser la conservation grâce aux aires protégées autochtones, Aires protégées autochtones.
[19] Notons que des recommandations sur la résolution de la crise en santé mentale, qui apparaissent en filigrane dans l’ensemble du rapport, sont isolées en annexes dans la recommandation n°9.