Le 15 mai 2018, le cabinet du Premier ministre japonais a adopté la troisième édition du « Plan de base pour les océans »[1] qui, tous les 5 ans, actualise la Loi sur les océans (海洋基本法, kaiyoukihonhou) promulguée en 2007. Dans son discours de présentation du document, Shinzo Abe a mentionné trois points importants, qui dévient des priorités mentionnées dans les documents précédents. L’océan est décrit comme « un bien commun et une nouvelle frontière inexplorée », l’accent est mis sur la sécurité, la protection des eaux territoriales et des intérêts maritimes du Japon. Enfin, l’importance croissante de l’Arctique, comme réserve de nouvelles ressources maritimes et comme prochaine frontière est soulignée à deux reprises.
Le plan lui-même s’inscrit plus globalement dans la « politique du Japon pour l’Arctique » (Japan’s Arctic policy) publié le 16 octobre 2015 par le bureau pour la politique des océans du cabinet du Premier ministre[2].
Ce document met en avant les éléments suivants, qui justifient l’intérêt renforcé du Japon pour la zone. Tokyo a obtenu en 2013 le statut d’observateur permanent au sein du Conseil de l’Arctique, et entend jouer un rôle significatif au sein du conseil comme membre directement intéressé de la communauté internationale. Le premier argument est celui – consensuel – du réchauffement climatique, des opportunités et des défis que cette évolution va entraîner dans l’Arctique. Les capacités du Japon en matière de recherche scientifique et technologique sont mises en avant pour étayer les ambitions de Tokyo dans ce domaine.
A un autre niveau, qui touche plus directement aux enjeux stratégiques et géopolitiques, le Japon veut démontrer sa légitimité en tant qu’acteur majeur dans la zone et s’affirmer comme un « rule builder » au sein du Conseil de l’Arctique, en coopération avec l’ensemble des États intéressés et en se fondant sur le principe du respect du droit maritime international et d’un espace océanique libre et ouvert.
La dimension stratégique et géopolitique du troisième plan pour les océans publié en 2018, et l’accent mis sur l’Arctique reflètent également les travaux du groupe de travail sur l’avenir de l’Arctique de l’Ocean Policy Research Institute (OPRI) qui dépend de la Sasakawa Peace foundation, organisation proche des milieux favorables à un engagement plus affirmé du Japon sur la scène internationale, y compris sur les questions de sécurité[3]. L’étude plaidait notamment pour que l’Arctique soit pris en compte en tant que sujet spécifique au sein du troisième plan pour les océans.
L’étude souligne également le fait que, parmi les puissances asiatiques, le Japon est le pays le plus proche géographiquement de la zone Arctique, référence voilée au concept de « near arctic State » utilisé par la RPC, ce qui lui offre des opportunités spécifiques, notamment en ce qui concerne l’ouverture d’une nouvelle voie maritime, mais le soumet aussi à des défis particuliers liés au changement climatique tels que l’acidification des océans.
Le plan souligne aussi la nécessité de renforcer la coordination entre l’ensemble des ministères concernés, sous l’autorité directe d’un « centre de contrôle » au sein du cabinet du Premier ministre.
Le facteur de rivalité avec les ambitions chinoises et coréennes apparaît également clairement dans cette étude et rejoint la dimension « sécuritaire », qui mentionne spécifiquement la Chine, que l’on retrouve dans le troisième plan 2018. En termes de capacité – et au nom de la recherche scientifique –, l’étude rappelle que le Japon ne possède pas de brise-glace dédié à la recherche, contrairement à la Chine et à la Corée du Sud. Le Mirai, bâtiment de recherche océanographique, ne peut effectuer que des campagnes d’été.
Cette volonté d’affirmer la spécificité du Japon dans le contexte d’une rivalité stratégique plus large avec la Chine, y compris sur le plan des principes, s’exprime aussi à travers les éléments qui touchent à la « blue economy ». Si le rapport insiste sur la capacité du Japon à participer à la construction d’infrastructures le long de la voie maritime de l’Arctique ouverte par la fonte des glaces, il insiste aussi sur une autre spécificité, qui est une attention plus grande à la qualité et à l’impact environnemental de ces initiatives. Là encore, on retrouve un discours tenu par Tokyo face au « modèle chinois » de développement et aux projets liés aux « routes de la soie ».
Enfin, en ce qui concerne la sécurité, le rapport rappelle l’importance du respect du droit de la mer et des règles de l’UNCLOS notamment en ce qui concerne la liberté de circulation en haute mer. Pour contribuer à renforcer la sécurité dans la zone, le rapport s’appuie sur trois éléments, le renforcement des capacités de « maritime domain awareness » dans l’Arctique, la conduite de campagne de relevés hydrographiques, la collecte d’information sur la couverture glaciaire par satellite et la contribution à la création de cartes marines au service d’une navigation plus sûre.
L’ensemble de ces recommandations est présent dans la nouvelle stratégie du Japon pour l’Arctique, et l’accent mis sur ces enjeux que l’on retrouve dans le troisième plan pour les océans 2018. Des éléments plus spécifiques sont à noter, qui ont pour objectif de renforcer les capacités d’action de Tokyo dans la région au nom de la recherche scientifique et technique. Le plan recommande d’étudier rapidement la construction d’un brise-glace de recherche dédié à l’Arctique, qui pourrait être opérationnel au début des années 2020. Le développement de drones sous-marins, pour renforcer les capacités d’observation du milieu sous la couche glacière, est également mentionné.
Enfin, à la frontière entre le stratégique, l’économique et le développement de coopérations bilatérales, la Russie occupe une place particulière. Lors du sommet entre le Japon et la Russie qui s’est tenu au mois de mai 2018, le Premier ministre Abe a mentionné le rôle que Tokyo pourrait jouer dans le développement de l’exploitation et de la rentabilisation des ressources énergétiques dans la zone arctique. Ce discours fait partie d’un « package » mis en avant par Tokyo pour tenter d’aboutir à une normalisation totale des relations avec Moscou[4].
Cet élément est intégré dans le troisième plan 2018 en relation avec la politique pour l’Arctique. Le projet YAMAL d’exploitation du LNG est spécifiquement mentionné ainsi que la participation encouragée du secteur privé japonais au développement de ces projets.
Concrètement, au mois de mars 2018, la compagnie Mitsui OSL Lines (MOL) a lancé un premier brise-glace transporteur de LNG.[5] Le projet, décidé en 2014, est le résultat d’une joint-venture avec la compagnie chinoise COSCO shipping. Le bâtiment a été construit par les chantiers coréens de Daewoo shipbuilding, sous la supervision des ingénieurs de MOL. Trois nouveaux bâtiments devraient être construits, au service du projet Yamal, pour le transport du LNG vers l’Europe et l’Asie[6] (voir la carte mondiale des brise-glaces dans la contribution sur la Russie).
L’ensemble de ces éléments démontre que pour Tokyo, l’intérêt fortement réaffirmé pour la zone arctique se situe à plusieurs niveaux. Une préoccupation réelle pour les questions environnementales, la volonté de tirer parti d’éventuelles opportunités, y compris en matière de coopération scientifique et de développement des relations bilatérales, mais aussi d’utiliser les enjeux liés à l’Arctique pour avancer d’autres éléments qui se trouvent désormais au cœur du discours public et de la stratégie de sécurité du Japon fondée sur le respect des règles internationales, le maintien d’un espace maritime ouvert, une vigilance accrue pour les actions d’États – au premier rang desquels la Chine – dont les avancées dans cette zone comme dans d’autres sont perçues comme potentiellement déstabilisatrices, et la volonté de ne pas laisser la Chine seule initiatrice très active en Asie des initiatives en direction de l’Arctique.
Notes :
[1] 海洋基本詰画Kaiyoukihontsumega (Plan de base pour les océans) sur http://www8.cao.go.jp/ocean/policies/plan/plan03/pdf/plan03.pdf
[2] https://japan.kantei.go.jp/96_abe/actions/201304/26kaiyou_e.html
[3] Study group for the future of the Arctic, « Japan’s Future Priority Areas of Arctic Policy for the 3rd Revised Basic Plan on Ocean policy », OPRI-SPF, novembre 2017 sur https://www.spf.org/opri/docs/%E2%98%85WEB%E5%85%AC%E9%96%8B%E7%89%88%EF%BC%88%E3%83%A1%E3%83%A2%E7%84%A1%E3%81%97%EF%BC%89_Japan%E2%80%99s%20Future%20Priority%20Areas%20of%20Arctic%20Policy.pdf
[4] En l’absence de solution sur la question des Kouryles, le Japon et la Russie n’ont pas signé de traité de paix.
[5] Il s’agit du premier bâtiment de ce type dans le monde.
[6] « Japan’s First Ice Breaking LNG Tanker Enter Service in the Arctic Ocean », Japan Times, 29 mars 2018.