Les questions de développement économique de l’Arctique russe sont intrinsèquement liées aux défis humains dans un environnement géographique et climatique hostile. Alors que les autorités fédérales russes soutiennent les projets de développement dans l’espace arctique, la présente condition des populations indigènes et leur intégration face aux perspectives sociales et économiques demeurent un enjeu significatif pour les décennies à venir.
Afin de matérialiser les ambitions arctiques du gouvernement russe, de nombreux rapports stratégiques ont été élaborés et discutés. Les problématiques liées au développement de l’espace septentrional russe s’inscrivent dans un cadre complexe et particularisé. En effet, la perception d’un espace uniformisé est démentie par les différents particularismes issus des conditions géographiques et l’état de développement de cet ensemble géographique. Dans ce contexte, l’Arctique russe peut se subdiviser en trois espaces distincts permettant un cadre d’analyse avantageux à propos des populations indigènes arctiques et leur implication face aux projets économiques en cours et à venir[1].
Tout d’abord, la partie européenne de l’Arctique russe constitue la région la plus développée avec la présence de Mourmansk et d’Arkhangelsk, deux villes dont le poids démographique respectif illustre la présence de l’État russe depuis plusieurs siècles. Les populations indigènes comprennent les Komis, les Nenets et le Samis. Ensuite, le second Arctique russe comprend l’espace partant de l’Oural jusqu’aux abords du fleuve Ienisseï, dans l’oblast de Krasnoïarsk. Cet espace peut être décrit comme celui qui détient le plus grand potentiel en termes de développement économique dans le secteur des hydrocarbures et miniers. La construction d’infrastructures portuaires à Sabetta, située dans la péninsule de Yamal, traduit la mise en œuvre et le décollage du projet de liquéfaction de gaz naturel (Yamal LNG project). Toutefois, les populations autochtones sont présentes et vivent d’activités traditionnelles dans une région à l’écosystème fragile. Enfin, le troisième Arctique russe comprend essentiellement la République de Sakha (Yakoutie) et le district autonome (avtonomy okroug) de Tchoukotka s’étendant jusqu’au détroit de Béring. Incontestablement, il s’agit là de la partie la plus isolée et inhospitalière pour le développement d’activités économiques à ce jour. L’absence d’infrastructures ainsi qu’une très faible présence démographique limitent significativement un développement des activités à moyen-terme. De même, les autorités locales de la République de Sakha maintiennent un dialogue étroit avec les populations autochtones qui poursuivent des pratiques socio-économiques traditionnelles dans cette république.
De cette complexité, la perception des autorités fédérales ne relève que d’un seul cadre général sur les problématiques liées aux populations autochtones septentrionales et aux projets de développement économique. À propos des ambitions économiques des autorités fédérales dans l’Arctique russe, le rapport stratégique concernant le développement socio-économique à long-terme de la Russie, publié en 2008, évoque la région arctique. Or, il n’est pas fait mention de l’implication et de l’intégration des populations autochtones et des moyens mis à disposition dans cette perspective. De même, ce rapport gouvernemental souligne l’importance de la préservation environnementale dans les projets de développement futurs dans cet espace[2]. Indirectement la réduction des risques écologiques du fait de l’augmentation des activités économiques apparaît comme un engagement positif de l’État fédéral pour les communautés indigènes arctiques.
En outre, les autorités russes énoncent leur engagement à restaurer les conditions environnementales liées aux activités des décennies passées sur le territoire arctique. Parallèlement, les études sur les effets du changement climatique soulignent la fragilité de la région face à ces répercussions possibles. Ainsi, les autorités fédérales déclarent s’engager à adapter l’infrastructure locale face à ces changements attendus et réduire les handicaps structurels auxquels la population vivant dans la région de l’Arctique est confrontée[3].
Toutefois, le document ne répond pas à la question de la répartition des ressources naturelles entre les régions donatrices et bénéficiaires. L’État n’a pas fait son choix entre une croissance économique robuste entraînant une différence croissante dans le niveau de vie dans les régions et le déclin économique accompagné d’un lissage de richesses inégalement réparties. Cette dissonance implique directement les populations autochtones.
Or, la coopération entre les représentants des populations indigènes et les autorités fédérales s’avère difficile. En effet, l’Association des peuples autochtones du Nord, de la Sibérie et de l’Extrême-Orient (RAIPON) demeure le représentant autorisé de ces peuples et entretient des relations éparses et peu conviviales avec l’État russe[4]. Cette situation renforce l’absence de cohésion et de solutions durables pour intégrer les populations autochtones de la région arctique dans les différents projets que le pouvoir russe entend poursuivre.
L’impossible dialogue avec l’État et les intérêts privés
Dans l’élaboration de ses feuilles de routes stratégiques à propos de l’Arctique, le gouvernement russe affiche sa volonté de soutenir une croissance stable favorisant un essor économique sur l’ensemble du territoire russe. Dans le rapport d’orientation concernant les perspectives de développement socio-économique dans l’Arctique russe d’ici 2025, approuvé par le président russe Vladimir Poutine en avril 2014, les autorités fédérales évoquent la situation des peuples autochtones. En effet, elles s’engagent à l’amélioration de la qualité de vie de la population indigène et des conditions sociales des activités économiques dans l’Arctique[5]. Néanmoins, le stade déclaratif de ces rapports officiels ne trouve pas d’écho dans sa mise en œuvre sur le terrain. De même, l’absence de concertation avec les communautés autochtones de la région Arctique souligne cette absence de matérialisation des discours politiques.
Concomitamment, les acteurs industriels présents dans l’espace septentrional russe tendent similairement à ne pas respecter leur engagement déclaratif concernant la responsabilité sociale des entreprises (RSE). Celle-ci engage généralement le respect des droits des peuples autochtones et des communautés locales, le respect du principe du consentement libre, préalable et éclairé et le paiement de réparations aux parties qui endurent les effets négatifs de ces activités industrielles.
À titre d’exemple, la péninsule de Taïmyr, autrefois le territoire de grands groupes de peuples autochtones (les Evenk, les Nenets, les Dolgan, les Nganasan et les Entsy), rassemble désormais un nombre réduit d’autochtones[6]. Pour eux, l’industrialisation équivaut à la perte de terres, à une pollution environnementale accrue menaçant le fragile écosystème, à l’épuisement des ressources naturelles et in fine à la destruction de leurs moyens de subsistance traditionnels (élevage des rennes, pêche, chasse). Or leur mode de vie traditionnel et leur culture fondés sur l’élevage de rennes sont désormais menacés en raison de ces externalités négatives sur l’environnement. Ainsi, la dégradation de leur activité comme éleveurs de rennes se traduit par une déstabilisation sociale au sein de la communauté autochtone (taux de chômage élevé, alcoolisme, suicides, criminalité, etc.)[7]. L’élevage de rennes constitue le fondement de la culture des peuples nomades du nord, la perte de ce repère dans cette communauté est source d’une fragilisation durable et d’un bouleversement profond sur leur pérennité dans l’Arctique russe.
Face à ces conditions socio-économiques dégradées, le groupe industriel MMC Norilsk Nikel joue un rôle stratégique. Implanté depuis 1935 dans la péninsule de Taïmyr, le groupe, anciennement connu comme le combinat industriel de Norilsk, détient une responsabilité significative dans la détérioration des conditions économiques, sociales et environnementales touchant les populations autochtones dans cette région de l’Arctique russe. Or, selon les principes édictés par la RSE, ceux-ci impliquent que la société minière mette en œuvre ses engagements à protéger et respecter les droits des communautés autochtones locales. En effet, la réalité sur le terrain traduit l’absence de concertation et de consensus entre ces puissants acteurs économiques et les différentes communautés autochtones.
Cette défiance des entreprises en matière de dialogue et de consultation avec les populations locales démontre la verticalité des prises de décisions. De manière semblable, le gouvernement russe dans un rapport stratégique sur les communautés autochtones de l’espace arctique souligne la nécessité d’améliorer la réglementation législative avec la création de territoires de gestion traditionnelle de l’environnement. Établissant le constat de la dégradation des conditions socio-économiques des communautés autochtones, les autorités fédérales affichent leur volonté d’action[8]. Cependant, les lois demeurent principalement « déclaratives », avec peu de détails sur leur aménagement sur le terrain et l’absence de mécanismes pour leur mise en œuvre et application.
Le tourisme comme modèle de consensus ?
Suivant les courbes de croissance exponentielles dans le tourisme polaire à l’image de la Finlande et l’Islande, la Fédération de Russie entend également promouvoir les espaces naturels de sa région arctique. Le tourisme connaît notamment une croissance dans la péninsule de Kola, lieu de présence de la communauté Sami, minorité au sein des populations indigènes arctiques. Nonobstant, les perspectives d’un développement du secteur du tourisme dans l’Arctique russe sont à relativiser à court terme.
En effet, le manque d’infrastructures, spécifique à l’espace septentrional, et les balbutiements d’une industrie touristique en Russie limitent cet essor à moyen terme tout du moins. D’autant plus que ce secteur économique met en avant le besoin d’un développement significatif des technologies de l’information en raison des conditions géographiques spécifiques. Dans cette optique, les communautés autochtones pourraient être directement associées à la gestion socio-économique de ces territoires[9]. À ce titre, le ministère des Ressources Naturelles et de l’Écologie souligne que le tourisme peut devenir l’un des moteurs du développement de la région. Les autorités fédérales prévoient d’encourager la coordination des entreprises engagées dans le développement du tourisme dit écologique. Dans la péninsule de Taïmyr, MMC Norilsk Nickel coopère avec les autorités publiques en charge de la préservation des réserves naturelles de la région[10].
Or, l’ambition affichée des autorités publiques de développer le secteur du tourisme dans la zone Arctique russe semble s’effectuer sans concertation avec les populations autochtones. Ainsi, perçu comme une approche de consensus entre les perspectives économiques et la préservation des intérêts des communautés locales et leurs modes de vie traditionnel, les autorités fédérales privilégient la délégation de la mise en œuvre de ce chantier aux entreprises. Une situation qui souligne une crise de gouvernance dans l’Arctique russe sur son modèle de développement pour les années à venir. De fait, la situation actuelle des communautés traditionnelles arctiques est soumise à une influence de plus en plus croissante de la civilisation post-industrielle sur son mode de gestion socio-économique. Bâti sur des usages ancestraux, celui-ci est étranger aux impératifs et logiques du marché et déconnecté de ces ressorts économiques[11].
Au final, la possibilité d’implémenter des innovations en matière de gouvernance telles que l’évaluation ethnologique sur le territoire de l’Arctique russe allouerait également des moyens, de manière hypothétique, pour s’assurer que les peuples autochtones aient une voix dans les décisions qui les affectent et soient dédommagés pour les pertes culturelles, sociales et économiques éventuelles que les projets de développement apportent. Dans le même temps, les progrès juridiques concernant la protection des droits des autochtones ont considérablement progressé dans tous les domaines de l’Arctique au cours des dernières décennies[12]. La Russie accuse un retard politique, juridique et socio-économique symptomatique par rapport à ses voisins de la région. Or un développement durable et stable dans l’Arctique russe implique un renforcement des relations tripartites entre les autorités fédérales et locales, les groupes industriels présents dans la région et les différentes communautés autochtones et leurs représentants.
Sources :
BOGOSLOVSKAYA, Lioudmila, Korennye Narody Rossiyskogo Severa v Usloviyakh Global’nykh Klimaticheskikh Izmeneniy i Vozdeystviy Promyshlennogo Osvoeniya, Moscou, Centre russe pour l’Étude des Populations Indigènes du Nord, 2015, 136 p.
Communiqué de presse du ministère des Ressources Naturelles et de l’Ecologie, U « Zapovednikov Taymyra » ogromnyy potentsial – eto netronutye territorii, na kotorykh mozhet razvivat’sya eksklyuzivniy i kruiznyy turizm, Moscou, Minprirody, 3 juillet 2017 (http://mnr.gov.ru/news/detail.php?ID=343087).
IANKOVA, Katia, HASSAN, Azizul, et L’ABBE, Rachel, Indigenous People and Economic Development: An International Perspective, Abingdon, Routledge, 2016, 344 p.
KRYAZHKOV, Vladimir, « Development of Russian legislation on Northern Indigenous Peoples », Arctic Review on Law and Politics, vol. 4, 2/2013, pp. 140-155.
LYRMIN, Vederta, « Mineral extraction in the Taimyr Peninsula », Briefing Note of the International Work Group for Indigenous Affairs, Copenhague, IWGIA, Septembre 2012, 4 p.
Rapport du gouvernement de la Fédération de Russie, Kontseptsiya Dolgosrochnogo Sotsial’no-Ekonomicheskogo Razvitiya Rossiskoy Federatsii na period do 2020 goda, Moscou, Gouvernement de la Fédération de Russie, 17 novembre 2008, 14 p.
Rapport du gouvernement de la Fédération de Russie, Kontseptsiya ustoychivogo razvitiya korennykh malochislennykh narodov Severa, Sibiri i Dal’nego Vostoka Rossiysoy Federatsii, Moscou, Gouvernement de la Fédération de Russie, 4 février 2009, 13 p.
Rapport d’orientation approuvée par le Président de la Fédération de Russie, Ob utverzhdenii gosudarstvennoy programmy Rossiyskoy Federatsii « Sotsial’no-ekonomicheskoye razvitiye Arkticheskoy zony Rossiyskoy Federatsii na period do 2020 goda », Moscou, Gouvernement de la Fédération de Russie, 21 avril 2014, 89 p.
SAATOVA, Luiza, « Risk identification and assessment in public-private partnership Arctic projects using the real options », Séminaire scientifique Calotte Academy ‘Perceptions of the Arctic: Rich or Scarce, Mass-Scale or Traditional, Conflict or Cooperation?’, Kirkenes, 3 juin 2017.
VINDING, Diana, MIKKELSEN, Caecilie (Ed.), The Indigenous World 2016, Copenhague, IWGIA (International Work Group for Indigenous Affairs), 2016, 554 p.
Sitographie :
Association russe des populations indigènes du Nord (RAIPON) : http://raipon.info/index.php/
Centre pour l’Assistance aux Populations du Nord / Centre russe pour l’Étude des Populations Indigènes du Nord : http://www.csipn.ru/
Site officiel de la région municipale de Taïmyr : www.taimyr24.ru
[1] SAATOVA, Luiza, « Risk identification and assessment in public-private partnership Arctic projects using the real options », Séminaire scientifique Calotte Academy ‘Perceptions of the Arctic: Rich or Scarce, Mass-Scale or Traditional, Conflict or Cooperation?’, Kirkenes, 3 juin 2017.
[2] Rapport du gouvernement de la Fédération de Russie, Kontseptsiya Dolgosrochnogo Sotsial’no-Ekonomicheskogo Razvitiya Rossiskoy Federatsii na period do 2020 goda, Moscou, Gouvernement de la Fédération de Russie, 17 novembre 2008, 14 p.
[3] Ibid.
[4] KRYAZHKOV, Vladimir, « Development of Russian legislation on Northern Indigenous Peoples », Arctic Review on Law and Politics, vol. 4, 2/2013, pp. 140-155.
[5] Rapport d’orientation approuvée par le Président de la Fédération de Russie, Ob utverzhdenii gosudarstvennoy programmy Rossiyskoy Federatsii « Sotsial’no-ekonomicheskoye razvitiye Arkticheskoy zony Rossiyskoy Federatsii na period do 2020 goda », Moscou, Gouvernement de la Fédération de Russie, 21 avril 2014, 89 p.
[6] Selon le dernier recensement de l’année 2010, les populations autochtones sont dénombrées à 10 132 personnes dans la région municipale de Taïmyr (soit 29,5% de sa population totale) : les Dolgan (5 393) ; les Nenets de Toundra (3 494) ; les Nganasan (747) ; les Evenk (266) ; et les Enetsy (204).
[7] LYRMIN, Vederta, « Mineral extraction in the Taimyr Peninsula », Briefing Note of the International Work Group for Indigenous Affairs, Copenhague, IWGIA, Septembre 2012, 4 p.
[8] Rapport du gouvernement de la Fédération de Russie, Kontseptsiya ustoychivogo razvitiya korennykh malochislennykh narodov Severa, Sibiri i Dal’nego Vostoka Rossiysoy Federatsii, Moscou, Gouvernement de la Fédération de Russie, 4 février 2009, 13 p.
[9] IANKOVA, Katia, HASSAN, Azizul, et L’ABBE, Rachel, Indigenous People and Economic Development: An International Perspective, Abingdon, Routledge, 2016, 344 p.
[10] Communiqué de presse du ministère des Ressources Naturelles et de l’Ecologie, U «Zapovednikov Taymyra» ogromnyy potentsial – eto netronutye territorii, na kotorykh mozhet razvivat’sya eksklyuzivniy i kruiznyy turizm, Moscou, Minprirody, 3 juillet 2017 (http://mnr.gov.ru/news/detail.php?ID=343087).
[11] BOGOSLOVSKAYA, Lioudmila, Korennye Narody Rossiyskogo Severa v Usloviyakh Global’nykh Klimaticheskikh Izmeneniy i Vozdeystviy Promyshlennogo Osvoeniya, Moscou, Centre russe pour l’Etude des Populations Indigènes du Nord, 2015, 136 p.
[12] KRYAZHKOV, Vladimir, « Development of Russian legislation on Northern Indigenous Peoples », Arctic Review on Law and Politics, vol. 4, 2/2013, pp. 140-155.