Développement rédigé par Isabelle Facon.
Fin septembre 2016, la Russie et la Chine ont annoncé la création d’un centre de recherche et d’ingénierie polaire entre l’Université fédérale de l’Extrême-Orient et l’Université polytechnique de Harbin. L’initiative conjointe doit produire des recherches utiles pour l’exploitation industrielle de l’Arctique[1]. Les besoins de l’exploitation d’un gisement pétrolier sur le plateau continental du détroit de Bohai ont été mentionnés par les deux parties comme comptant au nombre des éléments motivant cette nouvelle coopération. Il s’agit aussi de dynamiser les échanges d’étudiants et de scientifiques. A priori cette initiative s’inscrit dans le grand programme « Arktika » dont est titulaire l’Université fédérale de l’Extrême-Orient depuis 2014 dans le cadre du Programme international de rehaussement de la compétitivité des universités russes (Projet 5-100[2]) ; Arktika vise entre autres à créer un centre d’excellence dans les technologies arctiques pour la valorisation des ressources de « l’Océan mondial »[3].
Plus généralement, l’Arctique fait désormais partie des enjeux sur lesquels Moscou et Pékin semblent désireux d’afficher une convergence d’intérêts. Si la crise ukrainienne et les sanctions occidentales imposées à la Russie ont accéléré le mouvement, celui-ci s’est dessiné avant – notamment en 2013 –, traduisant l’enracinement de la recherche par la Russie d’une plus grande ouverture sur l’Asie ainsi que l’élargissement des marges de négociation de Pékin dans ses rapports avec Moscou sur fond d’aggravation progressive des tensions entre celui-ci et les pays occidentaux.
2013, année tournant pour le partenariat sino-russe en Arctique
La Russie, ressentant avec visiblement beaucoup d’appréhension l’ouverture grandissante du Grand Nord au jeu d’acteurs toujours plus nombreux, a toujours été l’un des pays arctiques les plus réticents à l’engagement régional des pays non-arctiques, y compris par leur admission au Conseil de l’Arctique comme membre observateur. Ainsi, Moscou considère que les États arctiques doivent prédominer dans la définition des règles de la gouvernance régionale[4]. Jusqu’à un passé récent, la Russie jugeait aussi que l’admission de membres observateurs d’un certain poids risquait de rendre le conseil moins efficace et de concentrer une attention internationale excessive sur l’Arctique[5].
Certaines positions chinoises exprimées sur le statut de l’Arctique ne peuvent qu’encourager la vigilance de Moscou – même si, comme toujours dans les rapports avec Pékin, les responsables russes se gardent de l’exprimer haut et fort (en contraste notable avec les critiques de Moscou sur l’engagement de l’OTAN). De fait, Pékin considère que les questions liées à l’Arctique n’ont pas vocation à être traitées uniquement par les États arctiques[6] et prône la libre-circulation dans l’océan Arctique, ce qui peut être vu, d’un point de vue russe, comme une mise en cause de ses intérêts liés à la Route maritime du Nord[7]. Pékin, par la voix de certains officiels, a aussi pu rattacher la zone au patrimoine mondial et avancer que le caractère global de l’impact des changements en cours dans l’Arctique justifie l’implication des États non arctiques dans la gouvernance régionale. Ainsi, il ne fait guère de doute que l’affichage par la Chine d’ambitions multiples dans le Grand Nord[8] dans un environnement géopolitique déjà assez compétitif vu de la Russie ne réjouit pas cette dernière. Un incident a d’ailleurs pu témoigner d’une certaine tension : en 2012 les garde-frontières russes avaient réalisé des tirs d’avertissement à l’intention de bâtiments de pêche chinois, puis tiré sur l’un d’entre eux et détenu 36 ressortissants chinois (les bâtiments se trouvaient dans la zone économique exclusive russe)[9]. Néanmoins, en mai 2013, Moscou ne s’est pas opposé à l’admission de la Chine comme observateur permanent au sein du Conseil arctique (avec l’Inde, l’Italie, le Japon, la république de Corée et Singapour) – une des raisons en étant certainement que refuser ce statut à la Chine alors que le Kremlin ne cesse par ailleurs de mettre en avant l’entente stratégique entre les deux pays devenait difficilement tenable. En tout cas, des chercheurs chinois estiment que les conditions politiques pour une coopération bilatérale harmonieuse en Arctique sont réunies[10].
La « détente » récente de la Russie quant aux partenariats avec la Chine dans le domaine de l’énergie se ressent dans l’Arctique. Ainsi, en 2013, la CNPC et Rosneft avaient signé un contrat sur l’exploration de trois champs dans les mers de Barents et de Petchora[11]. Surtout, la CNPC a annoncé qu’elle allait acquérir, pour un milliard de dollars, une participation de 20 % dans le projet Yamal GNL de Novatek, qui approvisionnera les marchés asiatiques, dont le marché chinois (au minimum trois millions de tonnes de gaz naturel liquéfié par an à la Chine sur quinze ans)[12] – ce après huit ans de négociations (un retard imputé par certains à la méfiance de la Russie quant aux activités de la Chine en Arctique[13]). Le GNL empruntera la Route maritime du Nord pour rejoindre les marchés asiatiques[14]. L’on notera ici que deux membres de l’Université océanologique chinoise identifiaient, en 2013, le gisement de Shtokman (projet aujourd’hui gelé) comme un possible objet de coopération énergétique sino-russe[15].
2013 verra aussi le premier trajet d’un navire marchand chinois par la Route maritime du Nord (le bâtiment, le Yong Sheng, appartenant au groupe COSCO, est arrivé à Rotterdam en neuf jours de moins que s’il était passé par le canal de Suez[16]). Les choses en restent, pour le moment, au stade du symbolique, mais l’événement a permis aux responsables de COSCO de souligner qu’ils évaluent les possibilités d’un acheminement du fret plus régulier entre l’Europe et l’Asie via la Route maritime du Nord[17]. En effet, la Chine, qui réalise près de 90 % de son commerce extérieur par voie maritime, est intéressée à toutes voies alternatives à celles qu’empruntent traditionnellement ses marchandises. Le passage des cargos par l’Arctique réduirait considérablement le coût du transport – la distance de Shanghai à Hambourg via la Route maritime du Nord étant environ 30 % moins longue que la voie par le Canal de Suez[18]. En tout état de cause, la Chine (par la voix de Yang Huigen, le directeur général de l’Institut chinois de recherche polaire) suppose qu’elle pourrait faire passer 5 à 15 % de son fret international via l’Arctique d’ici à 2020[19]. Et des experts chinois considèrent que la Route maritime du Nord peut jouer un rôle clef dans la densification des relations russo-chinoises en contribuant à la coopération énergétique bilatérale mais aussi au développement des relations commerciales de la Chine avec les pays d’Europe du Nord[20]. Des experts russes tendent eux aussi à présenter cela comme offrant tous les critères d’une situation gagnant-gagnant. Le bénéfice pour la Russie résiderait dans un accroissement des revenus liés au droit de transit dans ses eaux territoriales et dans la valorisation de son avantage dans les technologies de navigation dans les conditions de l’Arctique (elle propose à la Chine de faire escorter ses bâtiments commerciaux par ses brise-glaces[21]). Ils soulignent volontiers que la Chine, qui n’est pas une puissance arctique, ne saurait trouver de meilleur partenaire que la Russie, qui contrairement à elle dispose de l’expérience, des spécialistes et de la technologie nécessaires à la navigation dans les zones polaires[22]. D’autres avancent que la Chine pourrait marquer de l’intérêt pour l’expertise et l’assistance russes pour l’établissement d’une flotte de brise-glaces nationale[23]. En tout cas, estime un expert russe de la Chambre de commerce et d’industrie, une utilisation plus importante de cette route par la Chine pourrait constituer un véritable aiguillon de croissance pour la Russie[24].
Un rapport du CSIS remarque cependant que lorsque le brise-glace chinois Xuelong a effectué son voyage dans l’Arctique en 2012 pour rejoindre la station scientifique chinoise dans le Svalbard, il a évité la zone économique exclusive de la Russie au profit des eaux internationales, ce qui selon le CSIS ne va pas dans le sens des espoirs russes de récupérer beaucoup de royalties du transit de bâtiments chinois via la Route maritime du Nord ; selon les auteurs du rapport, l’éventuel intérêt de Pékin pour l’expertise russe concernant les brise-glaces est également sujet à caution[25].
En tout état de cause, la situation est ambiguë, et difficile à évaluer – ne serait-ce que parce que la matérialisation des enjeux n’est pas imminente, compte tenu de l’ouverture encore limitée du Grand Nord à la navigation et du caractère récent d’un affichage par la Chine d’ambitions dans la région.
La crise ukrainienne et l’enracinement des nouvelles tendances de la relation sino-russe en Arctique
Il est toutefois visible que la crise ukrainienne et ses conséquences ont eu un effet accélérateur de la tendance au renforcement du partenariat sino-russe – en Arctique, comme ailleurs[26]. Un chercheur chinois relève d’ailleurs ce point. Rappelant que la relation économique et commerciale, avant le conflit ukrainien et « la guerre de l’information menée par l’Occident contre la Russie » (sic), n’était pas au niveau des relations politiques, il se félicite de ce qu’après 2014 elle ait acquis « une nouvelle dynamique puissante (en particulier dans le domaine des hydrocarbures) »[27]. Des politologues russes considèrent que sur fond de fortes pressions occidentales sur la Russie, l’indépendance de la position chinoise constitue une bonne raison de faire preuve d’une plus grande ouverture à l’égard de la présence de la RPC en Arctique[28].
Les sanctions occidentales contre la Russie, couplées à la chute des prix du brut depuis l’automne 2014, ont mis en cause nombre de projets en partenariat international avec des firmes occidentales dans l’Arctique (68 % des équipements de forage dont la Russie a besoin pour ses projets dans l’Arctique seraient soumis aux sanctions[29]). Si la Russie a elle-même plutôt tendance à temporiser sur le développement de certains de ses projets dans le Grand Nord du fait du niveau insuffisant du prix du brut, il lui est essentiel de pouvoir démontrer que des projets d’envergure se déploient en dépit des sanctions et du contexte déprimé, et ce avec des partenaires non-occidentaux.
Ainsi, en septembre 2015, Rosneft et le Fonds de la Route de la Soie ont signé un accord-cadre sur l’acquisition par le second d’une participation de 9,9 % (pour 1,2 milliard de dollars) dans le projet Yamal GNL, une transaction finalisée en mars 2016 (le projet se répartissant donc désormais comme suit : 50,1 % pour Novatek, 20 % pour Total, 20 % pour la CNPC et 9,9 % pour le Fonds de la Route de la Soie)[30]. Le mois suivant, il a été annoncé que Yamal LNG recherchait du côté des banques chinoises l’équivalent de 12 milliards de dollars, annonce suivie de la signature d’accords, le 29 avril, avec l’Export-Import Bank of China et la China Development Bank[31]. Les responsables russes du projet Yamal GNL ont indiqué au printemps 2016 que la Chine (sept chantiers navals) pourrait produire jusqu’à 80 % des équipements requis pour la conduite du projet avec des partenaires indonésiens (trois chantiers)[32] – une déclaration qui mériterait cependant de plus amples développements et spécifications.
Si Pékin marque de l’intérêt pour des prises de participations financières dans des projets russes, il est moins certain que le partenariat avec les Chinois offre rapidement des équivalents aux technologies occidentales, notamment pour ce qui concerne le travail en offshore en conditions arctiques. En tout cas, tandis que Rosneft continue d’étudier des offres de compagnies asiatiques concernant des contributions technologiques et des investissements dans ses projets[33], Gazprom se dit en recherche d’un partenaire asiatique prêt à partager les risques technologiques, notamment pour les gisements Dolginskoe (Gazprom Neft devait en commencer l’exploitation en 2016 mais les sanctions ont suscité le report de cette échéance à 2020) et Prirazlomnoe[34].
Il est également plus que probable que, à l’heure où les sanctions financières occidentales et le prix du brut demeure relativement bas se conjuguent pour obérer les marges budgétaires de l’État russe, ce dernier perçoive les financements chinois comme l’une des pistes à explorer pour répondre à ses besoins d’investissement dans les infrastructures de la Route maritime du Nord[35] (voire les ressources humaines et technologiques chinoises[36]).
Un débat russe ambivalent
Des observateurs occidentaux s’inquiètent du rapprochement entre la Chine et la Russie en Arctique : la Russie, selon eux, ne peut pas refuser grand-chose, compte tenu de la crise qui l’oppose aux pays occidentaux, à Pékin, qui récupère ainsi des marges de manœuvre supplémentaires pour accroître sa présence dans la région et dynamiser ses positions[37]. Il ne fait guère de doute que l’acceptation d’un plus grand engagement de la Chine dans l’océan Arctique suscite aussi de l’inquiétude en Russie. Le débat interne à ce sujet est en tout cas contradictoire. Certains considèrent que la Russie doit rechercher la coopération de la Chine pour défendre ses intérêts dans l’Arctique, qu’ils voient comme une zone de plus en plus compétitive et où ils anticipent une affirmation de l’OTAN. Pour ceux-là, la démarche est d’autant plus souhaitable que « la Chine n’a pas de prétentions géopolitiques en Arctique » et « souhaite contribuer au renforcement de la paix et de la sécurité régionale en tant que grande puissance, ce qui témoigne du faible niveau de ses ambitions politiques mais aussi de son souci de contribuer au développement de la région »[38]. Certains, tel le directeur adjoint de l’Institut de l’Extrême-Orient de l’Académie des sciences russe, Andreï Ostrovskiï, prônent une exploitation conjointe de la Route maritime du Nord…[39] Et des politologues dédramatisent la position de certains officiels chinois quant à l’appartenance de l’océan Arctique au patrimoine mondial – en soulignant que dans sa formulation, elle ne contredit pas en soi l’attachement affiché par ailleurs par Pékin à la Convention sur le droit de la mer qui prend en compte le plateau continental et la zone économique exclusive des États riverains[40].
Mais d’autres optent pour une position plus réservée, en estimant qu’« un accroissement des investissements et de l’implication de la Chine dans les projets arctiques est une porte ouverte à ce qu’elle établisse une présence physique dans la région et affirme donc sa position dans les affaires arctiques ». Selon eux, cela pourrait, sur le long terme, représenter une menace pour les intérêts russes dans la région et impacter la gouvernance dans l’Arctique. Ils craignent également que le rapprochement russo-chinois en Arctique puisse compliquer plus avant les relations avec les pays occidentaux alors que, selon eux, la région devrait être un pont entre la Russie et ces pays[41]. Des hypothèses circulent selon lesquelles la Chine pourrait vouloir obtenir un monopole de l’utilisation de la Route maritime du Nord en vue de réduire le coût des passages et exercer des pressions en ce sens sur la Russie, qui n’y a pas intérêt pour des raisons évidentes[42]. Est également évoquée la quasi-absence de normes environnementales en Chine dans le domaine de l’extraction des ressources, ce qui, dans le cadre des coopérations bilatérales, pourrait poser problème du point de vue de la préservation de l’écosystème arctique[43].
C’est dans ce contexte, qui traduit une attitude ambivalente de la part de la Russie, que s’inscrit le classique jeu d’interprétations des rares déclarations d’officiels russes susceptibles d’éclairer la vision russe de la présence de la Chine en Arctique. Il en va ainsi d’une déclaration de Sergeï Shoigou, ministre de la Défense, qui, pour justifier la politique de renforcement de la présence militaire de la Russie dans le Grand Nord, a souligné : « certains pays développés qui n’ont pas un accès direct aux régions polaires font tout leur possible pour avoir accès à l’Arctique, prenant certaines mesures politiques et militaires à cette fin »[44]. Rien, en effet, ne permet d’exclure que cela puisse faire référence à la Chine (ni, cela soit dit en passant, que Pékin observe avec une certaine préoccupation les évolutions de la posture militaire russe en Arctique). D’ailleurs, en 2011, le commandant de la Marine russe, l’amiral Vladimir Visotskiï, avait déclaré que les intérêts économiques de la Russie dans l’Arctique étaient menacés par les activités de l’OTAN et d’un certain nombre de pays asiatiques (il avait singularisé la Chine, le Japon, les deux Corées, la Malaisie et la Thaïlande)[45]. De là à mentionner en premier, dans la liste des facteurs qui ont amené la Russie à « militariser » la région comme elle l’a fait ces deux dernières années, « l’accroissement de la présence commerciale et scientifique de la Chine dans l’Arctique », qui « place le Kremlin dans la position peu enviable d’à la fois encourager de plus importants investissements dans l’Arctique tout en étant de plus en plus inquiet face à cette présence » [46], il y a peut-être exagération tant l’évaluation de la menace à Moscou est, actuellement, centrée sur les rapports dégradés avec les pays occidentaux…
Perspectives
La crise ukrainienne et ses effets délétères sur les rapports entre la Russie et les pays occidentaux amènent la première à afficher un partenariat solide avec Pékin – et il est probable que l’engagement chinois en Arctique, dans les conditions actuelles, préoccupe moins Moscou que les initiatives des pays arctiques membres de l’UE et/ou de l’OTAN ou de l’Alliance elle-même. Par ailleurs, au-delà de l’importance pour Moscou de faire la démonstration qu’elle n’est pas isolée, l’évolution de la ligne de la Russie sur la présence chinoise et les possibles partenariats bilatéraux en Arctique est très conforme à des grandes tendances de sa politique extérieure. Dans le Grand Nord comme ailleurs, la perception s’est affirmée qu’en matière énergétique, les intérêts de sécurité des deux pays sont convergents. La Chine s’intéresse aux ressources de l’Arctique comme elle s’intéresse, en termes globaux, à tout ce qui peut lui permettre de diversifier ses approvisionnements (et de « s’assurer des marchés énergétiques non contrôlables par les États occidentaux »[47]). La Russie, suite aux différentes crises gazières avec l’Ukraine et l’Europe survenues dans les années 2000 et compte tenu de la stagnation du marché européen, avait pour sa part entamé une démarche de diversification de ses marchés d’exportation d’hydrocarbures mais aussi de ses partenariats énergétiques. Ces démarches s’inscrivent dans l’effort poursuivi depuis le milieu des années 2000 en vue d’un rééquilibrage de la politique étrangère russe vers l’Asie. D’ailleurs, la Chine n’est pas la seule concernée. En juillet 2014 Daewoo a annoncé qu’elle allait construire neuf tankers pour le transport des ressources GNL de Yamal. Le Japonais Mitsui OSK devrait opérer trois de ces tankers[48]. L’Inde également a été invitée à participer à l’exploitation des ressources de l’Arctique. Et lors du sommet de l’APEC de 2013 (Bali), Vladimir Poutine a invité les acteurs économiques de la région à participer au développement de la Route maritime du Nord.
La politique de la Russie sur la présence chinoise en Arctique reflète aussi la prise en compte de certaines réalités. La Chine avait commencé à développer des relations bilatérales avec les autres pays arctiques (Danemark/Groenland, Islande, Norvège)[49] et à s’engager dans des partenariats énergétiques[50]. Cela suscite évidemment, en Russie, des soupçons quant à la volonté chinoise de diviser pour régner en jouant sur les nombreuses contradictions régionales pour mieux pousser ses intérêts. Mais il est probable que le gouvernement russe partage l’idée de certains politologues que si Moscou n’affiche pas une attitude favorable face à l’intérêt exprimé par Pékin pour une plus grande insertion dans l’Arctique, celle-ci se tournera vers les autres grands acteurs régionaux (y compris Canada et États-Unis)[51]. En d’autres termes, vu du Kremlin, la Russie ne pouvait se permettre de rester à l’écart de ce mouvement – d’autant que, comme le préconisent certains, elle devrait chercher à obtenir le soutien de la Chine à l’ONU sur son dossier d’extension de son plateau continental[52] (de son côté, Pékin voit certainement tout l’intérêt d’une coopération accrue avec la Russie, compte tenu de son poids naturel dans l’Arctique, comme amplificateur de sa présence dans la région). D’une manière générale, la Russie cherche à établir avec la Chine le réseau de cadres et de formats de relations le plus dense possible, considérant que cela peut lui permettre de « canaliser » le risque géopolitique chinois. Ainsi, pour certains observateurs, il est possible que le changement d’optique sur le statut d’observateur pour la Chine au Conseil arctique ait été envisagé par la Russie (et, d’ailleurs, les autres membres du Conseil) comme un moyen d’obtenir de Pékin, qui se trouve ainsi « coopté » en échange de son engagement à respecter les règles du jeu, une position plus sûrement conforme à ses intérêts[53]. En tout état de cause, le gouvernement russe peut vendre en interne que l’octroi du statut d’observateur au Conseil arctique affermit de fait l’engagement de la Chine à respecter la souveraineté des États arctiques[54] et éloigne la perspective envisagée par certains d’un conflit Chine-Russie sur la liberté de la navigation commerciale en Arctique[55].
En bref, la posture russe sur la Chine en Arctique est typique du positionnement russe global face à Pékin. Tout en identifiant la Chine comme un possible défi géopolitique à terme (et en vivant assez mal l’évolution de sa place dans la relation bilatérale – de plus en plus celle du junior partner), Moscou espère pouvoir contenir les risques attachés en densifiant le réseau de relations et les interdépendances économiques tout en bénéficiant de l’effet d’image du « grand partenariat stratégique » avec le principal challenger des États-Unis. En Arctique comme sur les autres dossiers des relations avec la Chine, la Russie table sur sa marge en temps (par exemple, la Route maritime du Nord ne sera pas pleinement exploitable avant longtemps) et sur le caractère pour l’instant secondaire de la région Grand Nord dans les priorités de Pékin (dont témoigne la nature encore assez imprécise de sa stratégie pour la région). Et rien ne permet d’exclure que le gouvernement chinois, de son côté, ait, dans le cadre des très nombreuses rencontres entre officiels des deux pays au plus haut niveau, su donner à Moscou des assurances et des explications quant au caractère constructif de ses intentions.
Notes :
[1] Parmi les axes prioritaires de ces recherches figurent la conception de plates-formes résistantes à la glace pour la zone Arctique de la Russie ainsi que le plateau continental de la mer Jaune et des travaux sur la durabilité des bétons et autres matériaux en zone polaire (« Rossiia i Kitaï outchredili issledovatel’skiï tsentr dlia promychlennogo osvoeniia Arktiki » [La Russie et la Chine fondent un centre de recherche pour l’exploitation industrielle de l’Arctique], lenta.ru, 29 septembre 2016).
[2] http://5top100.ru/
[3] Ibid ; « Rossiia i Kitaï zaïmoutsia sovmestnym izoutcheniem Arktiki » [La Russie et la Chine vont étudier l’Arctique conjointement], lenta.ru, 29 septembre 2016.
[4] Nadezhda Filimonova, Svetlana Krivorizh, « A Russian Perspective on China’s Arctic Role », The Diplomat, 27 septembre 2014. En 2011, Sergeï Lavrov expliquait que les observateurs au Conseil arctique ont « le devoir de respecter la souveraineté, les droits souverains et la juridiction des États arctiques dans l’Arctique ». Les règles et les procédures renforcées auxquelles doivent se soumettre, depuis 2011 (voir la dernière note de ce développement sur la Russie), les observateurs (et pour lesquelles le Canada et la Russie ont été moteurs) sont là pour « établir l’équilibre nécessaire entre la préservation de l’identité régionale du Conseil arctique et la coopération avec les acteurs extra-régionaux. Ainsi, les « règles du jeu » fondamentales dans la maison Arctique seront déterminées par les États de l’Arctique eux-mêmes » (cité in Tom Roseth, « Russia’s China Policy in the Arctic », Strategic Analysis, Vol. 38, n° 6, 2014, p. 846).
[5] Ibid, p. 844.
[6] Andreas Kuersten, « Russian Sanctions, China, and the Arctic », The Diplomat, 3 janvier 2015.
[7] Stéphanie Pézard, Timothy Smith, « Friends if We Must: Russia and China in the Arctic », warontherocks, 6 mai 2016.
[8] Voir bulletin de l’Observatoire n° 1, entrée « La stratégie chinoise pour l’Arctique : première approche ».
[9] « China Condemns Russia for Detaining Fishermen », Reuters, 19 juillet 2012.
[10] L’un d’entre eux souligne ainsi que la Russie et la Chine partagent une même position sur beaucoup de points : la nécessité d’un dialogue constructif sur les enjeux de la gouvernance de l’Arctique ; l’attachement au développement d’une coopération internationale équilibrée et stable dans l’Arctique ; le rejet de la discrimination des relations économiques et commerciales quelles qu’elles soient et de l’imposition de conditions portant atteinte aux intérêts des autres États ; le rejet de l’ingérence extérieure dans les affaires souveraines des États (Wang Juntao, « Rossiïsko-kitaïskie otnocheniia v Arktike : problemy i perspektivy » [Les relations russo-chinoises dans l’Arctique : problèmes et perspectives], Naoutchno-teckhnitcheskie vedomosti SPbGPOu. Goumanitarnye i obchtchestvennye naouki, n° 1, 2016, p. 92).
[11] « Russia Lets China into Arctic Rush as Energy Giants Embrace », Bloomberg, 25 mars 2013 ; « China to Drill in Barents Sea », BarentsObserver, 25 mars 2013.
[12] Aurélie Bros, Tatiana A. Mitrova, « Yamal LNG: An Economic Project under Political Pressure », Notes de la FRS, n° 17, 2 août 2016.
[13] « Rossiïsko-kitaïskie otnocheniia v Arktike… », op. cit., p. 93.
[14] En 2010, la CNPC avait signé avec Sovcomflot un accord sur le transport de pétrole via la Route maritime du Nord, qui prévoyait la formation d’opérateurs chinois pour la navigation dans l’Arctique (« Russia’s China Policy in the Arctic », op. cit., p. 853).
[15] La contribution chinoise pouvant prendre selon eux la forme d’acquisition d’actions (jusqu’à 49 %) ou celle de l’octroi de crédits (Aleksandr Tarasov, « My poïdem Sevmorpoutem », Ekspert, n° 11 (410), 2014).
[16] Bree Feng, « China Looks North: Carving Out a Role in the Arctic », www.asiapacific.ca, 30 avril 2015.
[17] Un second voyage d’un navire marchand chinois a eu lieu (jusqu’en Suède) à l’été 2015 (« Chinese Company Mulls More Arctic Shipping », www.rcinet.ca, 18 août 2015).
[18] « Russian Sanctions, China, and the Arctic », op. cit.
[19] Cité in « Russia’s China Policy in the Arctic », op. cit., p. 851.
[20] Point évoqué in « My poïdem Sevmorpoutem », op. cit.
[21] Mikhail Joukov, « Dlia Rossii arktitcheskoe sotroudnitchestvo s Kitaem – stimoul k rostou » [Pour la Russie, la coopération arctique avec la Chine est un stimulant pour la croissance], www.arctic-info.ru, 5 avril 2013.
[22] Ibid.
[23] « Russia and China Relations in the Arctic: A Win-Win Partnership? », russiancouncil.ru, 31 mars 2015.
[24] « Dlia Rossii arktitcheskoe sotroudnitchestvo s Kitaem – stimoul k rostou », op. cit.
[25] Heather A. Conley, Caroline Rohloff, The New Ice Curtain, Russia’s Strategic Reach to the Arctic, CSIS, août 2015, p. 17. Le Xuelong a été acquis auprès de l’Ukraine en 1993.
[26] On peut en citer de multiples exemples. Ainsi, après plus de dix ans d’âpres négociations, la Russie et la Chine sont parvenues en mai 2014 à un accord sur le gazoduc « Force de Sibérie », à des conditions plus avantageuses pour la partie chinoise que ne l’aurait voulu la Russie. Par ailleurs Moscou a fait sauter des verrous dans la coopération d’armement (Su-35, S-400…) avec Pékin en dépit des réserves exprimées à ce sujet dans le débat interne russe. Sur le volet politique, la Russie a opté pour un positionnement plus ouvertement favorable à Pékin sur les enjeux territoriaux en mer de Chine du sud. Les deux pays ont, par ailleurs, engagé des coopérations militaires, certes modestes pour l’instant, sur la problématique antimissile.
[27] « Rossiïsko-kitaïskie otnocheniia v Arktike… », op. cit., p. 93.
[28] Maria Ananeva, Pavel Gratchev, « Arktikou mojno sdelat’ rossiïsko-kitaïskoï » [On peut rendre l’Arctique sino-russe], Nezavisimaïa Gazeta, 20 mars 2014.
[29] «Friends if We Must Russia and China in the Arctic », op. cit. Voir aussi bulletin de l’Observatoire n° 2, entrée « Gazprom et le Grand Nord ».
[30] « Yamal LNG: An Economic Project under Political Pressure », op. cit.
[31] Ibid.
[32] « Chinese Companies to Produce 80 pct of Yamal LNG Equipment », rbth.com, 6 mai 2016.
[33] Mikael Holter, « Rosneft May Delay Arctic Wells on Sanctions as it Turns to Asia », Bloomberg, 18 décembre 2014.
[34] « ‘Gazprom Neft’’ opredelitsia s partnerom po Dolginskomou mestorojdeniiou » [‘Gazprom Neft’ va choisir un partenaire pour le gisement Dolginskoye], RIA, 3 octobre 2014.
[35] Deux politologues russes n’hésitent pas à évoquer le besoin pour la Russie de s’appuyer sur les financements chinois pour financer le renforcement de sa présence militaire dans le Grand Nord (« Arktikou mojno sdelat’ rossiïsko-kitaïskoï », op. cit.).
[36] Ibid.
[37] « Russian Sanctions, China, and the Arctic », op. cit.
[38] « Arktikou mojno sdelat’ rossiïsko-kitaïskoï », op. cit.
[39] « My poïdem Sevmorpoutem », op. cit.
[40] Andreï Zagorskiï, « Rossiia i Kitaï v Arktike : raznoglasia real’nye ili mnimye ? » [La Russie et la Chine en Arctique : désaccords réels ou imaginaires ?], Mirovaïa Ekonomika i Mejdounarodnye Otnocheniia, 2016, tome 60, n° 2, pp. 63-71. L’auteur relativise également le risque que la Chine avance une position agressive sur la liberté de navigation sur la Route maritime du Nord, en soulignant que pour l’heure, Pékin n’a pas remis en cause le régime qui lui est appliquée aux termes de la Convention sur le droit de la mer.
[41] « Russia and China Relations in the Arctic: A Win-Win Partnership? », op. cit. Il est intéressant de noter qu’en parallèle des politologues occidentaux suggèrent que la nécessité d’accompagner l’engagement de la Chine en Arctique pourrait être un sujet sur lequel les pays occidentaux pourraient chercher à trouver langue commune avec la Russie (« Russian Sanctions, China, and the Arctic », op. cit.).
[42] Certains supposent même que la Chine pourrait chercher à établir son contrôle sur la Route maritime du Nord en recourant à des leviers militaires, et qu’il est envisageable qu’à moyen-long terme, elle établisse un groupe de bâtiments de surface et de sous-marins pour la région… (point du débat évoqué in « Arktikou mojno sdelat’ rossiïsko-kitaïskoï », op. cit.).
[43] « Rossiïsko-kitaïskie otnocheniia v Arktike… », op. cit., p. 95.
[44] Trude Pettersen, « Shoygu: Military Presence in the Arctic is a Question of National Security », BarentsObserver, 26 février 2015.
[45] « Russia Concerned by NATO, Asian States’ Activities in Arctic », Sputnik, 7 juin 2011.
[46] The New Ice Curtain, Russia’s Strategic Reach to the Arctic, op. cit., p. 15.
[47] « Rossiïsko-kitaïskie otnocheniia v Arktike… », op. cit., p. 93.
[48] Mia Bennett, « Sanctions on Russia: Helping or Hindering the Arctic Environment », cryopolitics.com, 23 juillet 2014.
[49] « Arktikou mojno sdelat’ rossiïsko-kitaïskoï », op. cit.; «Friends if We Must Russia and China in the Arctic », op. cit.
[50] « Russian Sanctions, China, and the Arctic », op. cit. ; «Friends if We Must Russia and China in the Arctic », op. cit.
[51] « Arktikou mojno sdelat’ rossiïsko-kitaïskoï », op. cit.
[52] « My poïdem Sevmorpoutem », op. cit.
[53] «Friends if We Must Russia and China in the Arctic », Ibid.
[54] « Rossiïsko-kitaïskie otnocheniia v Arktike… », op. cit., p. 95.
[55] De fait les observateurs, dont les marges de manœuvre sont limitées par rapport aux prérogatives des membres de l’« Arctic 8 », doivent accepter les droits souverains des États arctiques et la Convention sur le droit de la Mer dans l’océan Arctique ; en outre le statut d’observateur est soumis à révision tous les quatre ans (« Russia’s China Policy in the Arctic », op. cit., pp. 845-6). Cela étant, le comportement de la Chine en mer de Chine du Sud ne rassure probablement pas toutes les parties intéressées en Russie quant à la solidité de la « fidélité » de Pékin au respect de la Convention sur le droit de la Mer…