Développement rédigé par Isabelle Facon. (Mars 2018)
Le premier trimestre 2018 a été marqué par la tenue d’un certain nombre d’exercices dans l’Arctique : exercices canadiens annuels Operation NUNALIVUT (23 février-21 mars 2018 ; 350 hommes), exercices militaires Joint Reindeer dans le nord de la Norvège du 5 au 11 mars (5 000 hommes – Norvège, États-Unis, Pays Bas…)[1], exercice Arctic Edge en Alaska – le premier du genre depuis plus de trente ans. L’événement qui a suscité le plus de commentaires en Russie est l’exercice biennal ICEX (5 semaines à compter du 7 mars), qui a notamment engagé deux sous-marins d’attaque à propulsion nucléaire américains (Hartford, Connecticut) et un britannique (Trenchant), faisant surface de sous la glace, ce que la presse russe n’a pas manqué de relever, commentant les scénarios de frappes par missiles « massives » contre la Russie qui auraient guidé ces exercices[2]. Le 8 mars, le général Scaparrotti, le SACEUR, évoquait, devant la Senate Armed Services Committee, le défi russe dans le Grand Nord – accusant notamment Moscou d’avoir l’intention d’affirmer sa souveraineté sur le passage du Nord en violant l’UNCLOS… La semaine suivante, le commandant de la flotte du Pacifique faisait écho à la préoccupation de son collègue[3].
La réponse de la Russie a été mixte. D’un côté, pas de réaction de la diplomatie aux accents agressifs tels que ceux que Moscou mobilise désormais souvent dans sa communication à l’égard des pays occidentaux. Dans le même temps, de multiples « signaux » ont été envoyés visant à rappeler l’ancienneté et donc la solidité des positions de Moscou en Arctique – paramètres lui permettant d’afficher une sérénité de bon aloi quant aux implications des exercices occidentaux.
Plusieurs événements sont ainsi venus rappeler la prééminence militaire russe en Arctique. Le 29 mars, alors que les États-Unis et le Royaume Uni menaient leurs exercices navals, Moscou annonçait que la semaine précédente, dans le cadre d’exercices, avait eu lieu un vol d’entraînement sans escale de deux avions de lutte anti-sous-marine, accompagnés de chasseurs et d’un ravitailleur, vers l’Amérique du Nord via le Pôle Nord – une première depuis la fin de la Guerre froide. Pour l’occasion, l’agence officielle Interfax a interviewé un ancien pilote titulaire du titre de Héros de la Russie expliquant que cette initiative n’était que logique par rapport au choix de la Russie de développer son groupe de forces en Arctique, dont le volet aérien se doit d’être à la hauteur. L’exercice a montré, selon lui, la capacité de la Russie à effectuer des missions de reconnaissance jusqu’aux côtes américaines et canadiennes[4].
Au même moment, lors d’une réunion du collège du ministère de la Défense, le ministre Shoïgou évoquait les progrès de la modernisation de la flotte du Nord, avançant qu’en 2017, celle-ci avait reçu plus d’un millier de nouveaux équipements, dont cinq navires de combat, sept bâtiments logistiques, neuf aéronefs, dix radars de défense anti-aérienne, rappelant l’arrivée récente du brise-glace Ilia Mouromets et celle, prochaine, du bâtiment de soutien logistique Elbrus, annonçant la fin prochaine de la campagne d’essais de la frégate Admiral Gorchkov, du bâtiment de débarquement Ivan Gren et du bateau-citerne Akademik Panchine[5]… Quelque temps plus tôt, il avait indiqué, lors d’une autre réunion avec les hauts responsables militaires du pays, que : « depuis 2013, nous avons construit 545 installations sur plus de 710 000 mètres carrés dans les conditions du Grand Nord. Aucun autre pays dans le monde n’a réalisé un effort de construction aussi massif sous les latitudes de l’Arctique »[6]. Des propos visant à affirmer l’avance considérable de la Russie en termes de présence militaire en Arctique. Quelques jours plus tôt, une expédition avait débuté engageant des personnels de la flotte du Nord, des forces aéroportées et l’institut d’éducation physique militaire : elle visait à tester des matériels militaires conçus pour l’Arctique, à entraîner des instructeurs pour les formations arctiques du ministère de la Défense et… à dépasser les performances de l’unique équipe expéditionnaire (américano-canadienne) ayant atteint le Pôle Nord en motoneige en 1968[7]. Moscou semble ainsi vouloir donner raison au général Scaparrotti quand il avance que la Russie « accroît son avantage qualitatif pour les opérations en Arctique »… Fin mars, des Il‑38N de la flotte du Pacifique ont réalisé leur premier vol en autonomie maximale en Arctique (avec deux ravitaillements en vol) et auraient simulé des frappes, initiative présentée en Russie comme un succès notable, compte tenu du manque de pratique au cours des années précédentes[8].
L’absence de réaction politique vive de la part de Moscou face à l’activité militaire des pays de l’OTAN en Arctique (dans un contexte qui s’y prêtait pourtant – cf. affaire Skrypal, sanctions américaines, etc.) apparaît comme un élément dans la stratégie de communication assurée d’une Russie qui se considère et veut être considérée comme une « superpuissance arctique ». En d’autres termes, pourquoi afficher de la préoccupation alors que Moscou a plusieurs longueurs d’avance sur ses voisins et/ou adversaires dans la région et que, comme l’a indiqué le général Scaparrotti, elle peut, si elle le souhaite, utiliser ses bases dans la région pour « renforcer ses positions grâce à la menace de la force » ? Le thème du « retard » (généralement qualifié d’irrattrapable) des États-Unis et de l’OTAN par rapport à la Russie dans l’Arctique est d’ailleurs récurrent dans la presse et les blogs russes, qui ont eu tendance à moquer ou à minimiser les opérations occidentales (notamment les manœuvres des sous-marins)[9].
Notes :
[1] À cette occasion, les autorités norvégiennes ont indiqué que, un an plus tôt, des bombardiers russes avaient réalisé des vols tactiques à caractère offensif (simulation d’attaque) à proximité du radar de Vardo, qui fait l’objet d’une grande vigilance de la part des militaires russes ; d’autres actions du même type ont été entreprises par les forces russes tout au long de l’année 2017 (voir « Russian Bombers Simulated an Attack against this Radar on Norway’s Barents Sea Coast », Barents Observer, 5 mars 2018).
[2] « Pri otrabotke ‘oudarov po Rossii’ v arktitcheskikh l’dakh zastriala amerikanskaïa podvodnaïa lodka » [Un sous-marin américain, réalisant des ‘frappes contre la Russie’, a tiré dans les glaces de l’Arctique], Nezavisimaïa Gazeta, 22 mars 2018 ; « Des sous-marins de l’Otan repérés dans l’Arctique », Sputnik, 27 mars 2018.
[3] Voir Malte Humpert, « U.S. Military Warns Against Arctic Expansion », High North News, 22 mars 2018.
[4] « Expert Links Russian Flights over N. Pole to Development of Arctic Military Contingent », Interfax-AVN, 29 mars 2018.
[5] « Shoigu: 46% of Northern Fleet’s Arsenal is Modern », Interfax-AVN, 28 mars 2018.
[6] « Russia’s Arctic Military Construction Bigger than Other Countries’ – Shoigu », Interfax-AVN, 26 février 2018.
[7] « Russian Military to Go to North Pole – Defense Ministry », Interfax-AVN, 16 mars 2018.
[8] « Pacific Fleet’s ASW Aircraft Accomplish First Submarine Search in Arctic », Interfax-AVN, 30 mars 2018.
[9] Par exemple, Andreï Filatov, « Voïna s NATO natchnetsia v Arktike » [La guerre avec l’OTAN commencera en Arctique], https://utro.ru/army/2018/03/14/1353791.shtml, 14 mars 2018 ; « Un sous-marin US coincé dans la glace lors de simulations de frappes contre la Russie », Sputnik, 22 mars 2018. L’expert militaire russe Viktor Baranets affiche sa conviction que les militaires américains et de l’OTAN s’activent dans la région pour montrer, vainement, qu’ils sont prêts à se mesurer à la Russie dans une « course à l’Arctique » (« Nas jdiot skhvatka za Arktikou – voennyï ekspert o ‘podlenykh’ outcheniiakh NATO » [Un combat pour l’Arctique nous attend – un expert militaire commente les exercices de l’OTAN], tvzvezda.ru, 14 mars 2018). La presse russe a également beaucoup commenté les propos d’un sous-marinier russe avançant qu’un Akula était parvenu à suivre pendant plusieurs jours un sous-marin étranger dans l’Arctique sans se faire repérer.