Production de normes et recherche de légitimité en Arctique

Développement rédigé par Camille Escudé.

La région arctique1Parmi toutes les définitions de l’Arctique qui existent, nous allons utiliser une définition extensive de l’Arctique, qui est celle du Conseil de l’Arctique, définie par son rapport de l’AMAP. Avec cette définition, huit États sont inclus dans l’espace arctique : la Russie, le Canada, les États-Unis, l’Islande, le Danemark, la Norvège, la Suède, la Finlande. se trouve au cœur de bouleversements inédits, entre défis environnementaux, changements économiques et ruptures géopolitiques. Le réchauffement des relations Est-Ouest dans les années 1990 a abouti à un renforcement de la stabilité de la région et de la coopération régionale grâce au développement de processus de dialogue et d’établissement conjoint de normes. Dans cette région si particulière et encore récemment exempte de tout arsenal normatif, les acteurs à l’origine de la création de normes disposent d’une préséance symbolique. La profusion de soft law2La soft law est un ensemble de règles de droit non obligatoires, sans poser d’obligation juridiquement sanctionnée et dont « la portée juridique et politique, contrairement au droit des traités, [n’est] pas clairement définie. » Filippa Chatzistavrou, « L’usage du soft law dans le système juridique international et ses implications sémantiques et pratiques sur la notion de règle de droit », Le Portique [en ligne]. en Arctique reflète donc cette recherche de légitimité en Arctique de la part d’acteurs qui n’ont pas la volonté ou la capacité de créer de la hard law.

A.–       Une multitude de producteurs de normes à la recherche de légitimité arctique

La région arctique est restée longtemps dépourvue de toute norme, avant de connaître un intérêt politique et économique accru qui a créé un besoin fonctionnel de création de normes. À partir des années 1980, si les initiatives de coopération ont fleuri dans la région, c’est bien souvent sous la forme de soft law, sans engager plus que de raison les acteurs concernés. Dans cette profusion de normes créées depuis une trentaine d’années, l’importance de la soft law par rapport à la hard law est donc prégnante. Mais la création de normes pouvait-elle se mettre en place autrement pour faire converger des acteurs aux intérêts si différents ?

La région arctique est aujourd’hui quadrillée par une multitude de producteurs de normes, d’accords bi- ou multilatéraux, forums et conseils, dont les prérogatives se superposent, s’imbriquent et empiètent bien souvent les unes sur les autres. Se superposent ainsi les régimes internationaux notamment produits par l’ONU qui s’appliquent en Arctique, les normes régionales et subrégionales, les initiatives bilatérales de création de normes, les normes nationales, et les normes mises en place par des acteurs privés. Les niveaux d’intérêts et de responsabilité en Arctique sont donc enchâssés, à différentes échelles. Avec l’avènement de l’Arctique comme une région d’intérêt mondial, se pose la question de savoir qui sont les acteurs politiques légitimes en Arctique pour établir des normes. Or la mise en place de normes, même de soft law, donne de la légitimité au producteur de norme, a fortiori quand le producteur de normes n’a pas la capacité ou la volonté de produire de la hard law. La profusion de soft law en Arctique reflète donc cette recherche de légitimité en Arctique, question centrale dans cette région, qui est au cœur des préoccupations des acteurs internes et externes : États et organisations, mais aussi entreprises, communauté épistémique, société civile qui se livrent à la surenchère de production de normes.

Les régimes internationaux en vigueur en Arctique sont une large et complexe collection de principes, traités, conventions et normes de soft law qui régulent les activités des gouvernements nationaux dans différentes dimensions, qui vont de la navigation dans les mers, la préservation des ressources maritimes, l’interdiction de la pollution marine, à la régulation de la pêche et de la navigation. Alors que plusieurs conventions internationales dites « régionales » sont consacrées à la protection du milieu marin et des ressources marines, aucun régime international général n’existe en Arctique. C’est donc une toile de fond de différents régimes internationaux qui s’applique dans la région3Comme la Convention-cadre des Nations Unies sur le Changement Climatique, la Convention sur la Diversité Biologique, la Convention de Montego Bay de la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer..

En revanche, l’Arctique est devenu depuis une trentaine d’années une scène très active pour le développement de normes régionales dans un grand nombre de domaines, à la fois dans le cadre d’accords régionaux ou d’organisations de coopération. Parmi toutes les organisations de coopération créatrices de normes (Forum Nordique, Conseil euro-arctique de la mer de Barents, Conseil nordique, Conseil des États de la mer Baltique etc.), le Conseil de l’Arctique est la principale institution intergouvernementale dévolue à la région sous la forme d’un « forum de haut niveau ». C’est le lieu d’expression des positions diplomatiques et politiques des pays arctiques, comme des pays du monde entier aspirant à une légitimité dans la région. Organisation principalement dédiée à la publication de rapports scientifiques de haut niveau sans valeur normative réelle, le Conseil a vu ses prérogatives évoluer au cours du temps. L’adoption des premiers accords juridiquement contraignants sous les auspices des réunions ministérielles de Nuuk (2011) et de Kiruna (2013) changent la donne. L’accord « Search and Rescue » de 2011 organise les conditions nécessaires à un sauvetage en mer dans la région polaire, qui passe par une coordination des moyens de secours, y compris militaires, et une coopération entre les États. La signature de l’accord est un pas en avant dans la transformation du Conseil de l’Arctique vers une forme de coopération plus formelle, et illustre à la surprise de beaucoup que le Conseil a été capable de créer une nouvelle forme de gouvernance, qui avec un statut de soft law peut s’adapter aux problèmes émergents.

B.–       De l’environnement à la sécurité, l’évolution progressive de la nature des normes en Arctique

L’élaboration des normes en Arctique commence en général par les questions environnementales, plus petit dénominateur commun permettant de réunir tous les acteurs autour de la table des négociations sur un sujet qui n’est pas directement lié aux intérêts nationaux. Ce n’est pas un hasard si l’une des premières instances de coopération entre les huit États arctiques, le Conseil de l’Arctique, a fédéré les acteurs circumpolaires autour du but flou et consensuel de la protection de l’environnement et du développement durable4Voir la Déclaration d’Établissement du Conseil de l’Arctique (1996), article 1 : https://oaarchive.arctic-council.org/bitstream/handle/11374/85/00_ottawa_decl_1996_signed%20%284%29.pdf?sequence=1&isAllowed=y.

Au fur et à mesure du temps, l’intérêt national, lié aux questions de souveraineté et à l’accès aux ressources naturelles, a pris de plus en plus de place dans la rhétorique arctique des États circumpolaires. Les questions environnementales deviennent une question de sécurité et c’est cette vision politique qui sous-entend l’établissement des normes et des accords en Arctique. En même temps, l’intérêt pour le développement économique de la région est devenu plus prégnant et celui-ci devient l’objectif-clé des acteurs. Les questions environnementales ont alors souvent été subsumées sous la notion de développement durable, notion dont l’élasticité a permis de glisser vers les questions de développement économique davantage que de protection environnementale.

À de multiples égards, la production de normes en Arctique peut être célébrée comme le symbole de l’émergence de l’Arctique en tant que région de politique internationale. La notion de region building permet de mettre en avant la prise en compte progressive par les États arctiques de l’unité et de la spécificité de la région.

C.–       La production de normes, un vecteur majeur d’influence politique et économique

La fabrique de la norme donne une préséance symbolique qui, même sans valeur de loi, fait œuvre de pression politique telle qu’il est difficile de s’en affranchir. C’est alors la prime à qui est au départ de la création de la norme pour se donner une légitimité arctique dans cette région où les symboles prennent tant de place dans les débats. La profusion de soft law en Arctique reflète donc cette recherche de légitimité en Arctique de la part d’acteurs qui n’ont pas la capacité de créer de la hard law. États et organisations d’États ou d’acteurs, mais aussi acteurs privés, communauté épistémique, qui tous se lancent en Arctique dans une surenchère à la norme.

Face aux critiques souvent adressées à la soft law, il faut répéter qu’elle est toujours préférable à l’absence totale de structure de coopération ou même de régulation : l’on peut se demander à juste titre à quoi ressemblerait une région aussi fragile que l’Arctique si elle était livrée à la power politics. En dépit des nombreuses imperfections des normes créées en Arctique, la coopération est à l’origine de nombreuses avancées, en premier lieu la participation des peuples autochtones au processus de création de normes, ou encore les interactions entre politique et science qui ont produit des rapports novateurs et influents. La soft law est ainsi à bien des égards un moyen de facilitateur de la production des normes, à défaut d’être un processus régulateur : même si elle ne constitue pas un moyen ferme d’obliger les acteurs juridiquement, elle les oblige politiquement. La persistance de la soft law ou d’instruments plus informels comme les déclarations ministérielles comme base de la coopération peut avoir des avantages significatifs dans une région où l’histoire de la coopération internationale est très courte et où notre compréhension des problématiques évolue très rapidement : parce que les accords ne sont pas contraignants, les parties sont souvent davantage enclines à s’entendre.

Le tableau des normes en Arctique pour les années à venir ne se situera sûrement pas simplement dans la dichotomie hard law/soft law, mais pourrait aller d’un Code Polaire de hard law concernant la navigation commerciale à des régulations plus informelles pour le développement économique, en passant par un code de conduite pour la régulation des activités militaires, etc. Dans le domaine de la protection de l’environnement, il est sûrement un peu trop optimiste d’affirmer que des normes fortes vont être établies en Arctique, surtout au vu des intérêts économiques en lien avec la sécurité énergétique des États. Le succès de l’établissement des normes en Arctique dépendra à présent de la façon dont les acteurs étatiques, non-étatiques et externes à la région sont capables de faire converger leurs intérêts dans une logique de coordination, ou peut-être même de coopération.

 

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1. Parmi toutes les définitions de l’Arctique qui existent, nous allons utiliser une définition extensive de l’Arctique, qui est celle du Conseil de l’Arctique, définie par son rapport de l’AMAP. Avec cette définition, huit États sont inclus dans l’espace arctique : la Russie, le Canada, les États-Unis, l’Islande, le Danemark, la Norvège, la Suède, la Finlande.
2. La soft law est un ensemble de règles de droit non obligatoires, sans poser d’obligation juridiquement sanctionnée et dont « la portée juridique et politique, contrairement au droit des traités, [n’est] pas clairement définie. » Filippa Chatzistavrou, « L’usage du soft law dans le système juridique international et ses implications sémantiques et pratiques sur la notion de règle de droit », Le Portique [en ligne].
3. Comme la Convention-cadre des Nations Unies sur le Changement Climatique, la Convention sur la Diversité Biologique, la Convention de Montego Bay de la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer.
4. Voir la Déclaration d’Établissement du Conseil de l’Arctique (1996), article 1 : https://oaarchive.arctic-council.org/bitstream/handle/11374/85/00_ottawa_decl_1996_signed%20%284%29.pdf?sequence=1&isAllowed=y